« C’est la mort annoncée des prud’hommes »

Justice
La loi de programmation du 20 novembre 2023 prévoit des restrictions concernant les conseillers prud’homaux, ce qui fragilise et déstabilise l’institution, selon le président et le vice-président de la juridiction de Créteil.

L’un représente les salariés, l’autre les employeurs. Leur point de vue diffère sur le monde du travail mais ils tombent pourtant d’accord quand il s’agit de constater la fragilité des conseils de prud’hommes.

Daniel Dadu et Carmelo Visconti, président du conseil de Créteil et membre du collège employeur pour l’un, et vice-président, représentant des salariés pour l’autre, s’alarment de la situation de crise à venir.
D’ici deux ans, de nouvelles dispositions seront applicables dans le cadre de la loi du 20 novembre 2023 de programmation 2023-2027 du ministère de la Justice.

À l’avenir, les conseillers se verront imposer une limite d’âge de 75 ans et leur mandat (dont la durée est de quatre ans) seront limités à cinq ans dans la même juridiction, après quoi ils devront déménager s’ils ne veulent pas mettre un terme à leur rôle de conseiller.
« On nous vire, en quelque sorte ! » s’exclame Carmelo Visconti, cinq mandats au compteur, tout comme son homologue du collège employeurs.
Le binôme déplore, lors de la rentrée solennelle du conseil de prud’hommes de Créteil : « On est en souffrance, on ne va pas tenir longtemps comme ça »,déclaration qui résonne comme un appel à l’aide.

Dans les couloirs de la juridiction de Créteil, un immeuble noir nommé « Le Pascal », 194 conseillers se croisent. Dans deux ans, leur effectif sera réduit de plus de moitié. Côté employeurs, 55 % du collège seront poussés vers la sortie, car trop âgés ou mandatés depuis trop longtemps.

Selon Antonio Correia, ancien président représentant des salariés au conseil de Villeneuve-Saint- Georges,« il s’agit d’un non-sens total car on va pousser vers la sortie les plus expérimentés ».
Daniel Dadu, du collège employeur, prend son propre exemple. Il a créé son centre de formation à Lyon, période où il était peu présent aux prud’hommes tant son travail était chronophage. Il n’était pas en mesure de présider les audiences, par manque de temps pour rédiger les conclusions.
À la retraite depuis deux hivers, l’homme de 61 ans est plus disponible, au point de consacrer deux jours et demi par semaine à son rôle de président.
La chasse aux têtes blanches de plus de 75 ans agace son homologue, Carmelo Visconti. Il trouve « cocasse que cela ne s’applique qu’aux conseillers mais pas aux sénateurs qui ont porté la loi. Rien que le président du Sénat, Gérard Larcher, a 74 ans ».
Selon lui, ces nouvelles mesures risquent de porter préjudice aux justiciables en allongeant la durée de traitement des affaires. Elle se situe actuellement dans une moyenne de seize à dix-huit mois et peut s’étendre à cinq ou six ans dans le pire des cas.

Carmelo Visconti, vice-président prud’homal et vendeur au Bazar de l’Hôtel de Ville depuis 1982, a connu une institution qui se voulait plus accessible. « Les démarches étaient simples à l’époque, on évoluait dans un contexte où les salariés pouvaient saisir facilement leurs juges en cas de problème », se remémore le syndicaliste CGT. Désormais, une requête de six pages doit être remplie, « parce que trop de gens saisissaient les prud’hommes et qu’il fallait faire des économies ».

« le but est de décourager les justiciables »

Kevin Mention, avocat en droit du travail, estime que« la procédure a été complexifiée, elle est devenue écrite alors qu’elle était orale au départ : le but est de décourager les justiciables ».

À cela s’ajoutent « des barrières de plus en plus hautes », selon Carmelo Visconti : le barème Macron, la lourdeur des procédures et le raccourcissement des durées de prescription.
À l’origine, un salarié disposait d’un délai de trente ans pour contester son licenciement. Premier coup de rabot en 2008 : il passe à cinq ans, soit une division par six. En 2013, il est réduit à deux ans et, en 2017, à un an.

Bruno Le Maire proposait, en décembre 2023, de compresser à deux mois le délai de recours après qu’un salarié s’est fait renvoyer.
« Ces lois qu’on nous met dans les pattes, c’est la mort annoncée des prud’hommes. Il y a une idée politique derrière : on cherche à vider le conseil des prud’hommes de sa substance, à réduire les moyens financiers et humains à tel point que les justiciables ne puissent plus saisir la juridiction.
Et les entreprises seront tranquilles… Déjà qu’il leur arrive de faire traîner les affaires », déplore-t- il.

« renouveler les effectifs »

Des avocats s’entassent dans la salle exiguë aux meubles en bois foncé du conseil de prud’hommes de Créteil. La première affaire est rapidement évacuée par une demande de renvoi de la part de la partie civile, les documents étant envoyés trop tardivement par un confrère. L’audience est alors reportée au 28 octobre, soit huit mois plus tard. Un délai important tant l’effectif est réduit : quatre greffiers (initialement, l’effectif était porté à 12 étant donné la charge de travail) et une seule juge départitrice pour tout le Val-de- Marne.
« Alors imaginez, si on est deux fois moins de conseillers », s’inquiète Carmelo Visconti.

Si ce dernier fustige les mesures qui vont être appliquées à leur statut, les conseillers en audience y sont plutôt favorables. William Geib, juge représentant les salariés, estime qu’« à 75 ans, on a déjà quitté l’entreprise depuis un certain temps », tandis que Sylvain Levy, juge du collège des employeurs, pense que la limitation aux cinq mandats permet« d’éviter le copinage et les conflits d’intérêts parce qu’on finit par connaître tous les avocats au bout d’un moment ».
L’un d’eux, Kevin Mention, surnommé« le défenseur des ubérisés », voit cette réforme d’un bon œil car elle permettrait, selon lui, de renouveler les effectifs. Néanmoins, ce qui presse pour lui et l’une de ses consœurs, croisée dans le bâtiment « Le Pascal », c’est leur formation,« parce que six heures pour apprendre à appliquer le droit, c’est rien du tout ! »s’exclame-t-il. Surtout avec le peu de moyens financiers et humains mis à leur disposition pour ce faire. ■

par Léa Petit Scalogna

Mercredi 6 mars 2024  

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